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ARTICLE DE JEAN JAURÈS

C'est pour avoir reflété, en quelques vers latins, l'incertaine philosophie de Cicéron sur le monde, l'âme et Dieu, c'est pour avoir dénoncé, sans précaution, la fureur intolérante et l'oppressive hypocrisie des moines, « les porteurs de cagoules au cou plié », c'est surtout pour avoir prêté ses presses d'imprimeur à toutes les œuvres libres, que Dolet, haï des couvents, persécuté par le Parlement et la Sorbonne, abandonné enfin par le roi, fut conduit au supplice. Et le bourreau le contraignit de marmonner quelques paroles de vague rétractation, sous la menace de lui arracher la langue et de le livrer tout vif au bûcher.

 

Quelle étrange et prodigieuse époque que ce XVIe siècle où la vie de l'esprit germait de toute part, où la force de la pensée éclatait dans tous les sillons, et où cependant un reste d'inquisition barbare survivait à l'ignorance abolie !

Et comme l'esprit de l'homme a de peine à s'arracher aux prises de l'absolutisme religieux et du dogmatisme intolérant ! Il semble qu'en ces jours d'étude, de curiosité universelle, de pensée fervente et enivrée, l'élan de l'esprit doit suffire à briser toutes les entraves. Le monde s'est élargi soudain dans l'espace et dans le temps : il s'est accru d'un continent nouveau, il s'est accru de l'antiquité retrouvée. Et l'abondance des horizons, des idées et des images invite l'intelligence de l'homme à se dépouiller des préjugés étroits, des partis-pris violents et sanglants.

Quelle activité dans ces esprits qui tentent de suffire, par un effort presque frénétique, à la sollicitation infinie et soudaine de la vérité ! Ils travaillent les jours et les nuits, étudiant les textes anciens et les confrontant avec la nature ; et ils ne se reposent de ce labeur forcé où leur énergie s'épuiserait enfin, que par de longs et aventureux voyages à travers l'Europe pensante, à la recherche d'une vérité nouvelle, d'un enseignement nouveau !

 

Mais quelle vie surtout et quelle fièvre en ces imprimeries comme celle que Dolet dirigeait à Lyon ! C'était tout à la fois comme une grande maison d'édition et comme un grand journal de combat. Il en sortait des in-folio, où les chefs-d'œuvre des maîtres anciens, recensés sur les manuscrits les plus sûrs, avaient été soumis à une révision sévère. Il en sortait des pamphlets aigus comme des flèches qui allaient frapper au loin l'ignorance, la superstition, la momerie et le fanatisme.

Et les presses surmenées livraient aussi cette traduction de la Bible et de l'Évangile en langue moderne, qui était comme une première laïcisation du domaine intellectuel dont l'Église s'était réservée jusque-là le monopole et l'administration.

Va-et-vient incessant ; entrée des écrivains qui portaient leurs manuscrits audacieux ; entrée des novateurs qui, trop compromis en leur ville natale, cherchaient au loin, à Lyon, à Strasbourg, auprès d'autres esprits de leur sorte, un peu de sécurité et un surcroît de fièvre.

Cris d'enthousiasme à la découverte d'une leçon inédite dans un manuscrit ancien récemment trouvé, ou à la lecture de quelque page savoureuse et profonde du Gargantua et du Pantagruel. Mais voici en de magnifiques volumes la reproduction de statues et de médailles antiques.

Voici en de belles planches gravées l'anatomie du corps humain, dont le secret est violé pour la première fois, malgré les résistances d'Église, par le regard et le scalpel. Et tous ces travailleurs, tous ces chercheurs, mêlés aux ouvriers, ouvriers eux-mêmes, surveillant ou maniant les presses, semblent parfois dans l'animation du travail silencieux, combiner le silence du cloître et l'agitation du forum.

 

Et, c'est à un de ces ateliers de pensée vivante que le bourreau arracha Dolet, au moment même où il allait continuer ses vastes travaux sur le monde antique par une traduction française des œuvres de Platon ! Ah ! comme il était difficile à la race humaine, si longtemps façonnée par le despotisme d'Église, de s'élever à l'idée de liberté ! Dolet, ce n'est point précisément une accusation d'hérésie qui fut lancée contre lui. On lui reprochait plus encore.

 

Toute la Renaissance et toute la Réforme auraient dû se grouper autour de lui pour le défendre : la Renaissance, parce qu'elle ne pouvait laisser frapper, sans se renier elle-même, ceux qu'emplissait son esprit, et qu'elle devait revendiquer le droit à la vie pour le matérialisme d'Épicure et de Lucrèce comme pour l'idéalisme de Platon ; la Réforme, parce qu'elle ne pouvait limiter les audaces de la conscience individuelle sans reconnaître le principe d'autorité et sans donner raison à Rome.

Mais les progrès de la conscience humaine sont si lents, si incertains, si malaisés, que l'esprit de tolérance ne prévalut pas, même dans cette fermentation universelle de la pensée, contre la force du fanatisme, et que Dolet, frappé par les vieilles puissances d'oppression, fut à demi désavoué même par les hommes des temps nouveaux.

Calvin aurait dû se souvenir qu'à Paris, à Orléans, à Bourges, il avait participé aux joies intellectuelles des humanistes. Mais, non ; l'implacable fanatisme du dogme l'avait saisi à son tour : pas une voix calviniste ne s'éleva pour défendre le malheureux livré au bourreau.

Et comment Calvin aurait-il pu flétrir le bûcher de Dolet, lui qui allumait le bûcher de Servet ?

Quand il parle de Dolet, quatre ans après le supplice de celui-ci, ce n'est pas dans une pensée de pitié, c'est pour le classer avec insulte avec ceux qui avaient blasphémé l'Évangile et confondu l'homme, destitué de son âme, « avec les chiens et les porcs ».

Bayle remarque, dans l'article de son dictionnaire consacré à Dolet, que Théodore de Bèze, catholique encore, avait écrit pour Dolet une épitaphe glorieuse, et que, passé à la Réforme, il la raya de ses œuvres. Ainsi le libre-penseur supplicié était désavoué par ceux-là mêmes qui avaient proclamé contre Rome le droit de la conscience libre.

Et parmi les humanistes eux-mêmes, quelles misérables défaillances, nées de misérables rivalités ! Scaliger avait depuis des années préparé le bûcher de Dolet en déclamant haineusement contre son athéisme. Il paraît que Dolet avait commis le crime de revenir sur un sujet déjà traité par Scaliger. Ô puériles contentions des amours-propres ! Et comme toutes les grandes causes ont été desservies par ces jalousies déplorables.

 

Qu'importe, cependant ? À travers toutes les résistances, toutes les obscurités, tous les supplices, le droit supérieur de la conscience libre ira s'affirmant. Mais celui-là serait insensé aujourd'hui et criminel qui oublierait au prix de quels efforts et de quels sacrifices il fut conquis et qui le remettrait à la merci des institutions de servitude. L'éducation républicaine de laïcité et de la raison n'est pas seulement la sauvegarde du présent, la condition du progrès ; elle est encore une dette sacrée envers ceux qui, dans des temps plus difficiles, ont lutté et souffert pour la liberté de l'esprit.

Comme leur vie fut amère ! Dolet fut hanté sans cesse par le pressentiment d'une mort violente, et il appelait douloureusement le dernier sommeil pour être délivré de ce cauchemar. Le doux et conciliant Melanchton, qui chercha toujours en vain à apaiser les fureurs des sectes ennemies, demandait à la mort de le libérer de l'odiumtheologicum, des haines fanatiques. Et de ce XVIe siècle si tourmenté, monte jusqu'à nous, avec le cri joyeux de la vie qui s'éveille et s'enivre de vérité et de beauté, le cri de fureur de l'intolérance, le cri de douleur de la raison meurtrie qui renonce à lutter contre la folie des haines.

 

Déjà cependant il apparaissait bien que le fanatisme était voué à la défaite et qu'il serait comme débordé par la puissance grandissante de la vie. Quelle atrocité dans le supplice de Dolet ! Mais encore quelle imbécillité ! Les tortureurs frappaient Dolet, c'est-à-dire le Cicéronien aux mots splendides qui se laissait emporter à d'intermittentes et superficielles audaces par l'essor de sa rhétorique. Mais Luther leur avait échappé ; Calvin leur échappait ; mais Rabelais surtout, le révolutionnaire profond, se déguisait à demi, juste assez pour dépister le bourreau, et il continuait son œuvre. Quelle barbarie de brûler Dolet ! Mais quelle sottise, brûlant Dolet, de laisser vivre l'autre ! Contre Dolet, ils invoquèrent un pauvre petit bout de phrase latine qui semble dire que la mort éteint la conscience.

Et voici que quelques années plus tard, Montaigne écrit impunément, en ce grand style où il excellait : « Je me plonge tête baissée, stupidement dans la mort, sans la considérer et reconnaître, comme dans une profondeur muette et obscure qui m'engloutit tout d'un saut, et m'étouffe en un instant d'un puissant sommeil, plein d'insipidité et d'indolence ».

Ô ineptie des inquisiteurs ! Ô niaiserie des bourreaux !

 

Mais nous, en qui ces souvenirs raniment la juste haine, et le mépris aussi, des puissances de servitude, maintenons toujours ardente en nous la vie de l'esprit, la libre et noble inquiétude du vrai.

Demandons à ces hommes du XVIe siècle, qui en des heures troubles et ferventes développèrent une si prodigieuse énergie, de nous communiquer leur vertu la plus haute, la passion sainte du travail et de la vérité. Aux prolétaires accablés encore par le poids du labeur quotidien et qui s'excusent par-là de ne point faire effort vers la science et la lumière, ces hommes du XVIe siècle, qui malgré les privations, la pauvreté, la persécution, parvinrent à étudier, à s'instruire, donnent un exemple d'héroïsme intellectuel.

L'organisation du nouveau monde social de solidarité et de justice ne se fera point sans un grand effort de pensée. Les bûchers sont éteints ; mais l'obstacle demeure, des inerties, des routines, des préjugés, des ignorances.

Le vrai moyen d'honorer les martyrs de la pensée comme Dolet, c'est de créer en soi, par un travail de tous les jours, la liberté de l'esprit, la puissance de la vie intérieure.

 

Article de Jean Jaurès paru dans l’Humanité, le 7 août 1904.

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